Interview de Sylvain Wagnon, professeur d’Histoire à l’Université, et ancien parent d’élève. Il travaille particulièrement sur le thème de l’Éducation nouvelle et sur les archives de l’école Decroly de Saint-Mandé avec Claudine Watigny, ancienne directrice.
Commençons par le commencement, qui était Ovide Decroly ?
C’est un médecin, un psychologue et un pédagogue belge né en 1871 et mort en 1932.
Il a donc démarré ses activités pédagogiques avec des enfants qu’on appelait les » irréguliers » ?
C’est exact, il se consacre dès 1901, après ses études de médecine aux enfants déficients qu’il nomme » irréguliers « . Il crée pour eux un Institut au sein même de sa maison et les éduque avec ses propres enfants.
Penses-tu que ça a beaucoup marqué ses propositions pédagogiques ?
Effectivement, c’est pour lui fondamental, c’est en observant les enfants déficients qu’il met au point un système d’éducation pour tous les enfants. D’ailleurs, les résultats au sein de son Institut sont tellement positifs qu’il crée en 1907 l’école de l’Ermitage pour les enfants dits » normaux « , école qui existe encore.
Le début du siècle a connu beaucoup d’expérimentations pédagogiques ainsi que la généralisation de l’enseignement par l’école publique. Aujourd’hui on a l’impression de vivre une période de la pensée pédagogie unique obligée, pourquoi ?
C’est vrai, le début du XXème siècle est marqué par les progrès de la psychologie de l’enfant et par une multitude d’expériences d’Education nouvelle et de réflexions pédagogiques qui remettent en cause le système scolaire. En fait, depuis les années 70, on assiste à un déclin paradoxal des méthodes actives car l’Education Nationale a intégré une petite partie du vocabulaire de l’éducation nouvelle, mais dans la pratique de classe, les méthodes de l’enseignement traditionnelle sont de plus en plus forte.
Qu’est-ce que » l’éducation nouvelle » ?
C’est une critique radicale du système éducatif et des modes d’enseignement traditionnel. C’est le choix d’une pédagogie active qui place l’enfant au centre et non un enseignement fondé sur l’imitation et la passivité.
Decroly était le contemporain de Freud, Steiner et Montessori. Est-ce qu’il les a rencontrés, est-ce qu’il en parle dans ses écrits ou réciproquement ?
Decroly est d’abord un homme d’action, il est le co-fondateur de la ligue internationale d’Education nouvelle et s’intéresse à toutes les pédagogies innovantes de son époque.
Quels sont ses rapports avec le pédagogue français Celestin Freinet et son mouvement ?
Célestin Freinet a toujours reconnu avoir été influencé par les principes de la pédagogie de Decroly, mais il y a des différences du point de vue des pratiques et des techniques utilisées.
A propos d’écrit, tu m’avais dit que Decroly, volontairement, n’a jamais laissé une œuvre finie, il n’y a pas de » Manuel de Pédagogie Decroly « , pas de « 10 Principes de la Méthode Decroly « . Pourquoi cela ?
C’est vrai, car pour lui, une synthèse est nécessairement rigide et figée, alors que l’éducation est par nature une oeuvre humaine, souple et en perpétuelle évolution.
Alors comment se transmet la pédagogie Decroly depuis près d’un siècle ?
Principalement par l’étude des pratiques utilisées par les écoles Decroly. Les enseignants qui entrent dans une école Decroly, non seulement se renseignent sur les principes de la pédagogie Decroly mais peuvent observer sa pratique avec des collègues plus anciens dans l’école.
ET NOTRE ÉCOLE ?
Comment avaient réagi ses contemporains ? Il semble que la ville de Bruxelles avait adopté sa » méthode » ?
Effectivement, le rayonnement et l’influence d’Ovide Decroly a été rapide, il s’occupe des enfants handicapés à Bruxelles, donne des cours de psychologie et travaille à la formation des enseignants bruxellois et belges. Il part aussi observer des classes ou écoles Decroly aux Etats-Unis, en Colombie et en Espagne.
Peux-tu nous raconter les débuts de notre école » parisienne » ? Qui étaient ses fondateurs ? Pourquoi l’ont-ils créée ?
L’idée d’une école Decroly en France est issue de réflexions d’enseignants et de parents pendant la seconde guerre mondiale. Mais l’impulsion décisive vient de la famille Morley. Annette Morley a été élève à l’école Decroly de Bruxelles et voulait pour ses enfants une école en France. Son mari, René, a rendu ce rêve possible en créant une école coopérative » Ecole Decroly » en 1945. Le projet a été soutenu par le physicien Paul Langevin et surtout le grand psychologue Henry Wallon. Ainsi, dès l’origine, l’école a été cogérée par les enseignants et les parents. Et le 15 octobre 1945, l’école ouvre avec 5 institutrices et 25 élèves inscrits ; ils sont 75 en juin 1946 et 145 à la rentrée 1946 !
As-tu rencontré des fondateurs pendant tes recherches ?
J’ai eu la chance de rencontrer Christine Woodard, qui est une fille de René et Annette Morley ; mais aussi Mion Vallotton qui dirigea l’école de 1945 à 1969, ainsi qu’Aimée Pierson, qui fut une des premières enseignantes.
Ya-t-il beaucoup de documents de cette époque ?
Hélas, pas tant que ça car un incendie en novembre 1982 a détruit plusieurs classes de l’école et une grande partie des archives. Mais avec Claudine nous sommes en train de classer ce qui nous reste et qui est la mémoire de notre école.
Comment avaient réagi les autorités à l’époque ? Comment l’Education Nationale est entrée dans cette aventure ?
A la Libération en 1945, les autorités sont favorables aux expériences d’Education nouvelle, la situation a depuis bien changé ! Dès l’origine, les enseignants et les parents veulent que l’école qui a une forme coopérative devienne publique. Ce n’est qu’en juillet 1948 que le ministre de l’Education nationale accepte. L’école est publique mais en conservant ses spécificités decrolyennes. C’est une reconnaissance de l’école et de la pédagogie decrolyenne. De plus l’école est une école d’application qui accueille des enseignants-stagiaires de l’Ecole normale et aujourd’hui de l’IUFM.
Quand est-ce qu’on a créé le collège ?
Dès l’origine, car l’école est une véritable innovation avec une maternelle, une école primaire et un collège dans un même lieu. L’école est aussi mixte dès l’origine.
Pourquoi il n’y a pas de Lycée Decroly en France ?
Au départ, parce que c’était difficile vu le peu de place et de classes, mais aussi, je crois, pour que les enfants puissent connaître un autre type d’école et de fonctionnement. Même si le passage était ou est parfois difficile, il est important en effet de connaître les différences entre l’école et le mode de fonctionnement traditionnel pour un enfant qui n’a connu que Decroly.
Comment ont-ils trouvé cette maison à Saint-Mandé ?
La famille Morley habitait Saint-Mandé, mais d’autres lieux étaient envisagés comme Sceaux, Châtenay-Malabry ou Sèvres. Mais finalement, des locaux délabrés sont loués rue de la Chaussée de l’Etang. Le lieu concentre les avantages : la proximité du Bois de Vincennes pour les activités de plein air, le parc zoologique et la proximité de Paris.
Pour toi, historien, quels seraient les moments qui ont marqué l’histoire de cet établissement ?
Question difficile mais je pense 1945, la création, 1948 quand l’école devient publique, 1969 avec la création d’une coordination enseignante qui maintiendra l’école même lorsque l’Education nationale voudra la fermer de 1978 à 1984. L’histoire de l’école est ponctuée de moments de joie, de bonheur et de difficultés. Mais l’école a jusqu’à présent toujours su mobiliser les enseignants, les parents et les élèves dans les moments difficiles.
Enfin, pour ceux qui voudraient en savoir plus, peux tu nous conseiller des livres à lire ? Est-ce qu’il y a des textes de Decroly de disponible ?
L’école de l’Ermitage à Bruxelles a publié récemment des petits livrets sur Decroly, sur des questions qu’il a développées au cours de sa vie. Sur l’école de Saint-Mandé il existe 2 livres : » Vivre à Decroly » (épuisé mais on le peut consulter) et » Plaisir d’école » (en vente à l’association) et nous espérons bientôt un prochain ouvrage.
Merci.
Propos recueillis par Carlos Parada pour le Decroly Flash
Si vous avez accès à l’intranet, vous pouvez également voir ou revoir la conférence que Sylvain Wagnon a donnée à l’école en mars 2022.