Interview de Claudine Watigny, ancienne directrice

Claudine Watigny, ancienne directrice de 1986 à …, a également enseigné à l’école Decroly de septembre 1963 à juin 2002 (en 10è, 11è, PJE, GJE, 8è et 7è). Elle a également animé deux ou trois fois la coordination.

La pédagogie Decroly ne dispose pas d’un manuel, d’une table des lois, d’un mode d’emploi éternel. Il semble que le fondateur, Ovide Decroly ait laissé la question ainsi ouverte volontairement. La pédagogie de notre école est donc toujours à inventer, à faire avancer et à défendre. Mais finalement, qu’est-ce qui caractérise la pédagogie ? Ancienne enseignante à l’école, Claudine Watigny a accepté la difficile tâche de répondre à nos interrogations sur les fondements de notre école.

Comment pourrait-on définir la pédagogie Decroly ?
Définir la  » pédagogie decrolyenne « , l’équipe enseignante l’a fait à de nombreuses reprises, pesant chaque mot pour expliquer le plus exactement possible ce qui sous-tend sa pratique et comment cela se traduit dans la vie quotidienne des classes et de l’école.
En leur temps, chacun de ces écrits (Decroly vivra, Plaisir d’école, la charte…) a sans aucun doute fait le miel des lectures parentales mais pour ceux qui ne seraient pas encore  » tombés dedans « , il est peut-être utile de faire une petite  » piqûre de rappel « .
Pour moi, tout découle de la manière de considérer l’enfant.
C’est la place donnée à chaque enfant, accepté tel qu’il est (avec son histoire, ses intérêts, ses besoins, ses plus et ses moins, ses rythmes), c’est la confiance inconditionnelle accordée à chacun, être singulier – mais aussi élément d’un groupe et futur citoyen – qui conduisent :
– à défendre une structure institutionnelle pour des enfants de 3 à 15 ans et permettant de respecter des rythmes différents, d’aménager le temps de la journée, la semaine ou l’année, de donner de la souplesse aux programmes, d’inventer des organisations dans lesquelles rapides et lents, grands et petits peuvent évoluer et grandir en toute quiétude ;
– à organiser un milieu-classe et un milieu-école riches et ouverts, qui offrent matériels, matériaux et occasions de rencontres conduisant à des observations, des questionnements, des manipulations, des tâtonnements, des recherches, des démarches personnelles… bref, à des conditions qui favorisent et stimulent une activité réelle de l’enfant et l’aident à fabriquer peu à peu ses connaissances ;
– à donner des espaces de parole, d’écoute et d’initiative pour apprendre à se situer dans une vie de groupe, à exercer des responsabilités, à travailler avec d’autres, à argumenter.
Tout cela ne s’improvise pas !

Alors comment le construire, comment se donner les conditions d’une pédagogie si différente ?
Il n’y a pas de formation spécifique pour enseigner à Decroly. Au mieux, on y vient avec une envie d’autre chose, bien souvent on y arrive « sans filet ». On se retrouve dans une école qui se revendique comme un lieu de vie, lieu d’éducation plutôt que d’enseignement. On perçoit vite qu’ici l’enseignant est un adulte certes, mais pas « tout-puissant »
ni « tout-sachant » avec, lui aussi, ses plus et ses moins, mais aussi ses opinions et ses passions. Alors, si on se sent capable de se remettre en cause, si on accepte de participer à toutes les tâches qui font le sel de la vie de l’école, si on n’a pas peur de cheminer avec les parents nécessairement présents et impliqués, si on est persuadé que la classe est partout, si on a un esprit un tant soit peu ouvert et curieux, alors on peut apprendre sur le tas, avec les collègues déjà en place. Il y faut un beau tonus et pas d’idées fausses sur le travail en équipe dans lequel tout le monde s’aimerait et qui serait  » politiquement correct « , mais en retour quel plaisir de pouvoir partager sa pratique, ses réflexions, ses interrogations !

On caractérise souvent la pédagogie Decroly par l’utilisation du « centre d’intérêt ». Pour toi, de quoi s’agit-il, quel est son apport ?
Decroly a laissé des points de repère nés, entre autres, de sa connaissance de la psychologie enfantine et de ses observations d’enfants cheminant dans des activités liées à leurs besoins.
« Il faut”, a-t-il écrit, “mettre un intérêt à la base de tout ce que l’on donne à l’enfant. L’intérêt éveille l’attention maximale ». Mais pratiquer le centre d’intérêt ne se résume pas à appliquer une méthode, encore moins une recette, ni à trouver un prétexte pour « faire passer » un programme prévu par l’adulte. Faire vivre un centre d’intérêt, c’est un peu comme se lancer dans une grande enquête, autour d’une grande idée, ce qui va permettre des recherches diverses, des acquisitions multiples dans des domaines variés, au gré de l’intérêt du groupe. Cela permet aussi de créer un lien entre tous les domaines abordés, de les faire « converger vers un même centre, de les en faire diverger… ».
Persuadé que les besoins vitaux de l’homme étaient fondamentalement intéressants, Decroly a choisi quatre centres d’intérêt annuels : l’alimentation, la défense, la protection contre les intempéries et le travail. Ce faisant, il savait que faire du pain, visiter les Halles, s’interroger sur la faim dans le monde, lutter contre les microbes, étudier les châteaux forts, construire une maison, fabriquer de tissus, connaître des métiers… et tant d’autres sujets, était de nature à intéresser les enfants. J’ai vécu ces centres d’intérêt durant mes premières années de pratique à l’école. Des Jardins d’enfants à la 11è, la vie de chaque jour, les événements rythmant l’année, l’occasionnel et les surprises apportées de la maison étaient exploités de diverses façons selon l’intérêt éveillé dans la classe, et permettaient à chacun de déjà exercer son jugement et son esprit d’observation, en découvrant, s’interrogeant, jouant, collectionnant, s’exerçant, comparant, tirant parti et profit du cheminement et des remarques de tous.
Le développement du centre d’intérêt prenait davantage d’ampleur en 10è : je me souviens d’un apport de betterave qui nous entraîna sur la route du sucre: odeur de la betterave râpée réduisant dans une casserole sur le poêle à charbon de la classe, couleur de la mixture obtenue (d’un marron noirâtre!) et surtout grimace prudente des premiers qui osèrent goûter, avant la mine ravie des téméraires découvrant que oui, c’était sucré ! Suivirent des prolongements géographiques, botaniques, culinaires, mathématiques, qui testèrent et complétèrent un peu nos connaissances plutôt parcellaires dans le domaine : zones de récolte, autres types de betterave, autres plantes donnant du sucre, fabrication industrielle, recettes, pesées, etc.
Bien entendu, la vie de la classe ne se résuma pas à ces seules activités.
A partir de la 9è, l’affaire devenait plus sérieuse…
Le centre d’intérêt commun est en quelque sorte « oeuvre d’ensemble » : un « thème » général, abordé différemment selon les âges et les classes, avec une grande liberté et beaucoup de souplesse, mais fédérateur et il donne l’occasion à des échanges de documents et de renseignements, des rencontres, des expositions, etc.
Ce « programme » de centres d’intérêt sur quatre années garantissait la cohérence et la communication au sein de l’école, mais il entraînait parfois une organisation un peu rigide.
Peu à peu, les enseignants se sont sentis plus à l’aise dans l’exploitation d’intérêts plus rapidement menés. Un temps, les deux formules ont cohabité. Puis c’est la notion d’intérêt de durée variable qui a prévalu dans les classes primaires.
On peut regretter la disparition d’un « axe de réflexion et de recherche »partagé par l’ensemble de l’école (au collège, le thème du projet est commun et choisi par l’équipe enseignante). On peut aussi se dire qu’on ne facilite pas la tâche des enseignants qui arrivent dans l’école et doivent donc travailler sans filet ». Il n’est pas forcément facile de savoir quand naît un intérêt, quelle place laisser aux apports des enfants, comment les guider, comment diversifier les pistes, les domaines et les types d’activités pour que chacun puisse y trouver son compte.

Il n’est pas toujours sécurisant de se lancer dans des sujets qu’on ne maîtrise pas; il faut accepter de cheminer avec les enfants et avoir du plaisir à découvrir et progresser avec eux : on peut alors tenter de fournir à chaque enfant des occasions d’exploiter ses possibilités propres.
Ce qui doit rester essentiel, c’est que l’intérêt développé prenne ses racines dans la vie, naisse d’une situation vraie, permette aux enfants de réfléchir sur du réel, de chercher des réponses à leurs questions au travers de livres, de lieux, d’expositions, de personnes ressources….
Ce qui doit rester essentiel, c’est que les enfants aient des occasions de regarder, observer, écrire, calculer, expérimenter,
laisser en attente, classer, comparer, revenir en arrière, méditer, se documenter, s’enthousiasmer… Ce qui doit rester essentiel, c’est que l’école fonde sa pédagogie sur l’intérêt, afin de profiter au maximum du désir qu’a tout enfant d’apprendre et de se perfectionner.
Dans cette démarche, qui lui demande un effort soutenu et important, l’enfant découvre que les choses s’articulent entre elles ; il établit des relations, accède ainsi à l’idée générale et à une pensée structurée. Au travers de l’intérêt, le savoir n’est pas une simple transmission de l’enseignant à l’élève; c’est une conquête dans laquelle l’enfant peut s’engager totalement.
On pourrait dire que partant de la vie, l’intérêt prépare à la vie.


Qu’est-ce d’être enseignant à Decroly ?

« Pas de maître qui parle pendant que des enfants écoutent mais une collaboration étroite au cours de laquelle l’enfant apprend à agir; peu de mots, beaucoup de faits.
Le maître montre, fait observer sur le vif, analyser, manipuler, expérimenter, confectionner, collectionner. « 
O. Decroly.

Autant dire tout de suite que la grande mère Éducation Nationale (l’ancienne comme la nouvelle) ne tient pas ce type de discours ! Le « choc » peut donc être rude pour qui débarque à Decroly sans même l’avoir demandé ! (mais ça n’empêche pas ensuite de décider d’y rester et même d’y faire carrière).
Si on n’est pas « hérissé » par quelques postulats de départ :
– L’école porte un nom et se réfère donc à des principes qu’il faudra connaître puis mettre en œuvre.
– L’école a une histoire, faite de luttes, de prises de position, de choix : il est important de la découvrir pour y repérer les constantes et les évolutions, comprendre ce qui sous-tend le fonctionnement du moment et envisager ce qu’il peut devenir.
– L’école est un lieu de vie, ce qui signifie une prise en charge des enfants sur la totalité de la journée, regroupant des enfants de 3 à 15 ans. Elle offre ainsi des occasions de travailler avec des enfants d’âges différents et hors de sa spécialité (si on en a une!).
– Dans cette école on reconnaît chaque enfant dans sa globalité et sa singularité (il faudra donc aiguiser ses facultés d’observation et prendre le temps de connaître chacun pour ajuster au mieux ses propositions).
– Les parents ont fait le choix d’une école différente et sont nécessairement impliqués et présents (il suffira d’accueillir leurs demandes et d’y répondre au cours des réunions ou des entretiens individuels).
Si on a un beau tonus (parce qu’on est amené à tout faire dans cette école !), si on est prêt à donner un peu plus de temps que « l’horaire syndical » (eh! oui, il y a les réunions d’enseignants, les réunions de parents, les rendez-vous pour parler d’un enfant, les rangements après les braderies, les commandes de matériels, l’accueil des visiteurs, les bricolages divers et variés, etc.), si on a un esprit curieux et ouvert, on peut se lancer dans l’aventure.
Bien sûr, il y a des tâtonnements, des ratés, des incompréhensions (mais les « anciens » sont toujours ravis de partager leurs expériences et d’épauler ceux qui ont la simplicité de demander conseil, aide, confirmation).
On n’évite pas quelques discussions parfois vives (mais la vie d’équipe n’est pas toujours un long fleuve tranquille).
Et très vite, on apprend et on prend goût à:
– partager son lieu-classe avec les enfants, à accepter leurs apports, à les organiser et les enrichir ;
– faire vivre un centre d’intérêt ;
– ajuster sa pratique à la réalité et l’actualité du groupe ;
– aider et encourager chacun, à évaluer autrement en attachant plus d’importance au cheminement qu’au résultat ;
– travailler et réfléchir avec les collègues,
– ne pas être le seul référent ;
– découvrir et rechercher en même temps que les enfants.

Partager, aider, faire, ajuster, réfléchir, découvrir : c’est justement ce qu’on voudrait que les adultes transmettent aux enfants. On ne donne pas ce qu’on n’a pas.
On ajoute aussi « plein de cordes à son arc » (savoir jardiner, tout connaître des élevages de poules ou de grillons, améliorer sa technique de rangement de cave ou son savoir faire de bricoleur, « militer » devant un parterre d’étudiants pour défendre la cause decrolyenne, décoder les rituels des rencontres avec les élus et les supérieurs hiérarchiques, rédiger des articles etc.).
En retour, on ne s’ennuie jamais ; on peut se renouveler en changeant de niveau. Et cerise sur le gâteau, on peut être soi-même, avoir des opinions et faire partager ses propres passions (c’est parce que certains enseignants étaient passionnés d’informatique, de photo, de cinéma, de contes, de musique, de théâtre, de chant, de mécanique, etc. que ces activités ont pu se développer à un moment, ou perdurent encore si le relais a été pris).
En somme, l’enfant est acteur de ses apprentissages et l’enseignant prend en main la vie et la destinée de l’école : en ce qui me concerne, j’ai trouvé que c’était passionnant.

Apprendre, découvrir comprendre, le fait-on seul ou avec les autres ? Comment ça se passe à Decroly ?
« Ne pas oublier que l’homme vaut par ce qu’il fait et non par ce qu’il sait. »
Ovide Decroly

Qu’il s’agisse de mathématiques, de production de textes, de musique, d’histoire ou de toute autre discipline, la finalité reste la même : ne pas viser l’accumulation de connaissances, l’acquisition d’un savoir formel ou d’une nomenclature, mais s’appuyer sur le besoin d’agir de l’enfant, sur la nécessité de manipuler, s’interroger, tâtonner, imaginer, inventer, transformer, classer… pour lui offrir les conditions propres à lui faciliter la construction et la structuration de sa pensée et de ses savoirs.
C’est ce qui sous-tendait les réflexions menées dans les années 80 autour des situations de recherche et qui avaient conduit aux choix suivants :
– travailler le langage logo en informatique (langage de programmation) ;
– utiliser le matériel multibases pour bien comprendre les mystères de la numération ou des techniques opératoires ;
– jouer avec les textes pour en comprendre la structure et le rôle de différents éléments ;
– donner une place régulière aux jeux mathématiques.
Objectifs réaffirmés dans la charte rédigée en 1999 au travers de l’enfant acteur de ses apprentissages et, me semble-t-il, toujours valables en 2005 !
Mener une recherche (individuelle ou avec d’autres), permet des cheminements divers et oblige à prendre du temps donc à prendre son temps.
Il y a forcément un retour au groupe classe pour expliciter sa propre démarche, profiter des découvertes de chacun, rassembler ce qui a été trouvé, analyser les résultats et les stratégies, trouver éventuellement de nouvelles directions de recherche. Cette manière d’aborder les savoirs est :
– Importante pour les enfants qui vont peu à peu apprendre à travailler en groupe :
« modestement » en élémentaire où ce sera plutôt une répartition des tâches décidées en commun, et parfois déjà dans une véritable coopération au sein d’un tout petit groupe dont les membres ont des goûts et une forme de réflexion proches.
– Bénéfique parce qu’elle favorise l’autonomie et l’initiative : l’enfant organise son travail, choisit sa méthode, ses techniques, doit répondre de ses choix, critiquer ce qu’il a produit, à condition, bien entendu, que les erreurs ne soient pas fautes, et que
l’enseignant ne cherche pas à utiliser le ressort de la compétition ou à faire reproduire un modèle.
– Utile à l’enseignant qui est amené à ajuster sa pratique au cheminement des enfants, suit et soutient les démarches individuelles en valorisant les aspects positifs, qui voit son travail renouvelé et peut s’offrir lui aussi la plaisir de la découverte.

Comment apprend-on à lire et à écrire à Decroly ?
« L’enfant acquerra la technique par la méthode globale toujours dérivée de notre grand principe d’observation : l’enfant voit globalement (tout comme nous voyons
globalement ce qui se présente nouvellement à nous), il reconnaît les objets et les êtres sans en reconnaître les parties, il dessine globalement, il lit globalement, il écrit globalement, il entend globalement, il chante globalement….Il analysera plus tard, beaucoup plus tard, peu à peu, et dans de nombreux domaines, il n’analysera jamais… »
Ovide Decroly

Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, malgré les diatribes de nos hauts penseurs de l’Education, on continue à l’école Decroly, d’apprendre à lire avec la méthode globale. Cette méthode tant décriée – alors qu’elle n’est, en réalité, quasiment pas utilisée – permet les cheminements individuels les plus variés. Intimement liée à une vie de classe qui prend en compte la parole des enfants et leurs intérêts, elle demande curiosité, sens de l’observation, raisonnement, effort et conduit les enfants à être réellement acteurs de leur apprentissage.
Le livre de lecture de la classe se construit jour après jour, au fil de son histoire. L’ensemble des enfants peut ainsi se retrouver dans des textes issus d’un vécu collectif. Fruits d’un moment d’entretien, d’un temps d’observation, d’une des nombreuses
activités de la classe, porteurs de l’ensemble des réactions du groupe face à un événement, un projet, une surprise, etc., les textes respectent le plus possible le vocabulaire et l’expression même des enfants, sans intention plus ou moins déguisée de centrer sur un son particulier.
Ces textes, référents du groupe, deviennent aussi « mémoire de famille » : des années après, on se souvient de « Emmanuel est revenu de Java », « la confiture, ça coule et ça colle « , « au bois, on a fait une cabane pour les vers de terre », « notre canard est mort; il s’est noyé dans la baignoire », « Noisette a eu trois bébés »…
Si les textes sont l’expression de la vie collective, l’apprentissage, lui, est une démarche individuelle. On ne sait pas exactement comment un enfant s’apprend à lire mais on peut décider de lui faciliter la tâche en lui offrant des conditions porteuses d’un rapport intelligent et actif au savoir. Apprendre à lire demande du temps : la route est longue, non linéaire, parfois difficile, avec des à-coups, des temps de calme plat, des accélérations.
Il est tout aussi indispensable d »écouter lire chacun individuellement pour comprendre sa démarche et l’accepter, que de faire verbaliser toutes les stratégies lors de la découverte collective d’un texte nouveau.
Peu à peu, ces phrases chargées d’affectivité, de souvenir, d’émotion ou de gourmandise vont se fixer dans leur globalité. Elles serviront ensuite à composer de nouvelles histoires. Puis les mots émergeront aussi, se constitueront en liste variées: les prénoms, les actions, les outils, les couleurs, le jardin, les sons. Car, bien sûr la méthode globale conduit à l’analyse. Mais l’analyse n’est pas décrétée par l’adulte, ni imposée à un moment précis. Elle sera d’ailleurs différente d’un enfant à l’autre.
C’est l’organisation de la classe qui est alors essentielle:
– très souple pour favoriser le va et vient entre temps collectifs et temps individuels
– ouverte à des comportements de lecteur variés (en solitaire, à deux, en petits groupes, en « spectateur actif » d’un autre qui lit, en boulimique quand on sent qu’on va maîtriser son apprentissage ou en retrait prudent si on n’est pas encore prêt).
– suffisamment riche et variée en propositions pour faciliter l’autonomie et l’expression de la vie imaginaire (car apprendre à lire demande beaucoup d’énergie et d’investissement et il faut en contrepartie pouvoir autant qu’on veut dessiner, peindre, bricoler, jardiner, se raconter).
Le chemin de la lecture peut parfois paraître interminable pour les parents en attente de cette première performance scolaire. Qu’ils se rassurent et gardent confiance dans les possibilités de leur enfant: on ne peut fort heureusement pas encore légiférer sur la pousse de la première dent ou l’âge du premier pas mais on est prêt à décréter que tous les enfants doivent savoir lire au même moment!

Tant de raisons peuvent « freiner » cet apprentissage : l’un pense que cela va venir d’une manière magique, l’autre redoute qu’on ne lui lise plus d’histoire quand il saura, celui-ci est persuadé qu’il lui faut avoir rencontré tous les mots qui existent tandis que celle-là s’exerce d’abord à lacer ses chaussures et sauter le plus haut possible….
Certains enfants sont lecteurs à Noël, d’autres au printemps ou en fin d’année de 11è et quelques uns ne s’y attaquent vraiment que sur l’année de 10è (ce qui n’exclut pas pour eux, de le faire fort bien et d’être ensuite d’excellents lecteurs). Cette situation sera toujours bien vécue si chaque enfant existe pleinement pour l’enseignant en tant que personne et non comme élève à juger.


On voit aujourd’hui comment le temps est l’étalon de la norme : marcher à 1 an, lire à Noël du CP, le programme, les évaluations (dès la maternelle), etc. Pendant que le manque de temps, la confiscation du temps, dévient à son tour le moyen de nous mettre au pas.
Et si on parlait du temps à Decroly ?

J’ai le temps, tu prends ton temps, cela demande du temps, nous perdons du temps, vous laissez le temps, elles aménagent le temps….
« Ne pas oublier les différences individuelles et constituer le milieu scolaire de manière à favoriser l’épanouissement du plus grand nombre d’aptitudes possibles. » O.Decroly
Pour vivre le temps le mieux possible,
l’école s’appuie sur une scolarité s’étalant sur 12 ans et devrait ainsi être pas mal dégagée des pressions liées à des échéances très courtes.
DF – D’ailleurs on peut se demander au nom de quoi ce démembrement (jardins d’enfants, élémentaire et collège) se fait.
Si on y ajoute la richesse liée à la présence dans un même lieu de 3 niveaux différents et le fait que l’ensemble de l’équipe enseignante prend en charge la totalité de la journée de l’enfant à l’école, on a alors quelques bons atouts pour varier les situations, adoucir les ruptures, jouer sur les plages horaires, multiplier les échanges et les rencontres, bref pour inventer et faire vivre des structures qui aident chaque enfant à parcourir à son rythme les  » sacro-saints programmes officiels  » !
La réflexion autour du temps vécu par les enfants à l’école a trouvé des réponses différentes selon les époques, avec plus ou moins d’audace selon ceux qui la menaient.
Des choix sont restés constants depuis des décennies :
– le temps d’activités libres au jardin d’enfant le matin, parce que riche de relations, d’apprentissages individuels de toutes sortes, source de socialisation et d’acceptation des règles de vie, fondateur du groupe classe, occasion de libre choix pour l’enfant et tellement précieux pour l’enseignant quant à sa connaissance des besoins, intérêts et réactions de chacun ;
– la vie d’une classe en élémentaire lorsqu’elle se développe et s’organise autour d’un centre d’intérêt et ne tient alors plus compte d’un découpage horaire et par matière.
D’autres choix ont vécu un temps, comme par exemple :
– les options libres au collège le samedi matin. L’élève est libre de ne pas venir ou au contraire de s’inscrire pour 1, 2 ou 3 heures avec l’enseignant de son choix ;
– la sortie à 16 h pour la partie école afin de faire des ateliers en fin de journée ;
– la classe de 6ème, à laquelle on propose un régime un peu protégé, réduisant le nombre d’enseignants y intervenant , afin de faire une transition avec l’élémentaire ;
– la possibilité de choisir ses matières appliquées (les ancêtres des modules actuels) ;
– le module école permettant des activités de grands avec des plus jeunes ;
– les classes Cycle 3 (9è, 8è, 7è) qui
conciliaient les principes de Decroly et la loi d’orientation de 1989.

C’est un vrai défi que de faire vivre un tel projet à travers le temps…
Certains se sont usés, d’autres ont disparu, faute de bras ou de bonne volonté ; d’autres encore se sont modifiés et parfois un peu rigidifiés.
La structure du collège actuel émane d’une réflexion approfondie menée autour des années 1983/1985. Des coupes importantes dans les dotations horaires ont entraîné des modifications du projet initial (3 heures pour le projet maintenant au lieu des 6 heures initialement prévues à ce qui s’appelait la recherche : des années de pratique en ont affiné les objectifs méthodologiques pour en faire une superbe mécanique presque trop parfaite !).
Par contre les modules se sont développés : de 6è/5è et 4è/3è au départ, ils sont devenus 7è/6è, 6è/5è/ 5è/4è, 4è/3è, plus ouverts dans les rencontres entre enfants, ils ont perdu en liberté de choix.
Ainsi, depuis 1945, la vie de l’école s’est déroulée, comme le grandissement de l’enfant, avec des périodes d’avancées et d’inventivités, mais aussi de calme plat ou de retour en arrière. Des structures variées ont vu le jour, ont évolué, disparu ou perduré, reflets d’une époque et d’une équipe enseignante qui vit, pense et sait tirer parti de ce qui a précédé.
Le  » turn over  » important de l’équipe toutes ces dernières années a seulement permis  » d’enfiler les pantoufles posées à l’entrée  » sans avoir forcément le temps ou la volonté de chercher à savoir pourquoi elles avaient été mises là !
Souhaitons qu’un groupe puisse se stabiliser assez pour s’emparer à son tour de cette question : “ Comment vivre le temps ? “, la faire sienne, y trouver sa propre réponse et la mettre en œuvre.

Propos recueillis par C. Parada pour le Decroly Flash